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PASSAGERS – De la Nécessité d’avancer

Une gare imaginaire, un train qui se forme et se déconstruit devant les yeux de centaines de spectateurs et des passagers à la rencontre de leur destin. Le 21 novembre à la TOHU, on assistait au départ officiel de la nouvelle création des 7 Doigts, sous la direction artistique de Shana Carroll.

On retrouve dans Passagers la signature du collectif de créateurs, combinant cirque, musique, danse contemporaine et théâtre physique. Tout au long du spectacle on voit l’habile enchevêtrement de ces disciplines, qui tissent l’enveloppe de douceur dans laquelle les artistes évoluent.

Passagers ne révolutionne pas le genre, reproduisant le schéma dramaturgique habituel des 7 doigts, avec un thème qui détermine l’histoire et l’esthétique du spectacle, sans toutefois être très poussé. À ce titre, Triptyque (Samuel Tétreault, 2015) innovait davantage dans la forme. Cette fois-ci, la recherche au niveau de l’univers ferroviaire permet d’instaurer rapidement des lieux physiques et des états d’esprit clairs dans lesquels plonger.

Si la nostalgie du passé est associée au train, il nous tire toujours vers l’avant, un paradoxe incarné par un mouvement continu, comme en témoignent les subtils soubresauts et ondulations constantes des corps des artistes. Moins contraignant en terme d’espace que la voiture, l’autobus et l’avion, le train permet de se déplacer dans la cabine et entre les wagons, créant un milieu plus propice aux interactions sociales que ses contreparties. Cet idée d’immobilisme mobile est bien exploité dans Passagers.

Ainsi, Maude Parent brille dans un numéro de contorsion où elle arrête le temps dans un wagon, se glisse entre les passagers, emprunte leurs accessoires et les change de position, s’amusant avec cette intimité forcée entre inconnus. Cependant, on se demande si l’aspect hautement théâtral de la scène éclipse la prouesse de contorsion. Parent s’exécute sur une reprise de Creep de Radiohead, et la voix sentie de Maude Brochu insuffle force et volupté à son personnage. Le choix de la pièce n’est pas anodin. À l’opposé du fond triste de l’originale, cette version montre plutôt l’artiste se réapproprier le terme et mettre en valeur ce corps aux propriétés extraordinaires. Creep, et fière de l’être.

Heureusement, les figures de contorsion de Parent sont présentes tout au long du spectacle, saupoudrées sur chaque numéro et transition. Cette dernière enchaînera presque immédiatement avec une chanson live, Burma-Shave de Tom Waits, que l’on retrouve sur la trame sonore du spectacle disponible sur Bandcamp. Le spectacle s’appuie sur une trame sonore pré-enregistrée, à l’exception de deux performances vocales, dont celle de Freyja Wild et la légère Roam qu’elle interprète au ukulélé. Ce sont définitivement des moments forts qui démontrent la polyvalence de chaque Doigt.

La conception musicale est signée Colin Gagné et plusieurs artistes montréalais y collaborent, tels Dominiq Hamel, Jérôme Dupuis-Cloutier, Alexandre Désilet et Frannie Holder, dont la voix veloutée nous prépare à la vulnérabilité du numéro de tissu aérien de Sabine van Rensburg, ainsi que Boogát, dont les rythmes urbains accompagnent le jongleur Sereno Aguilar Izzo. Les morceaux du prologue, de l’épilogue et de Sleeping Car sont basés sur un thème de Raphael Cruz, artiste de cirque et musicien proche collaborateur des 7 Doigts, décédé subitement en janvier. Sa présence musicale évoque la mémoire, la perte et la souffrance, des thèmes que Shana Carroll aborde dans Passagers.

Trois numéros s’illustrent particulièrement par le travail revisité des appareils de cirque. D’abord le duo de trapèze fixe, avec Sereno Aguilar Izzo et Sabine van Rensburg. Izzo se pose en porteur et rattrape sa partenaire, qui sert de lien entre le plateau et le trapèze, les autres acrobates restant au sol sous l’appareil. Le groupe propulse van Rensburg vers le haut et cette dernière investit l’espace entre les deux pour produire des figures originales. Carroll avait exploré cette formule « hand to trap » dans le segment Road to Fame de Paramour (Cirque du Soleil, Philippe Decouflé, 2015) avec trois acrobates. Cette fois-ci on ne sent pas de tiraillement mais plutôt le soutien de la part du groupe. Une formidable image dans laquelle puiser des notions de solidarité et de bienveillance. De plus, soulignons la maîtrise et l’agilité de Sabine dans le tissu aérien, notamment pour l’image où elle se tient droite sur ses jambes et descend lentement dans le tissu.

On verra Brin Schoellkopf se déployer complètement au fil de fer, discipline dont il est expert. Grand écart, enroulades et bien sûr équilibrisme sont au rendez-vous mais c’est l’utilisation de l’appareil qui surprend. Au milieu du numéro, les acrobates déplacent et font pivoter l’appareil, alors que Schoellkopf est toujours debout sur le fil. Le procédé original crée une tension supplémentaire où on sent se jouer une lutte physique et mentale pour rester en équilibre. La prouesse est encore plus difficile à réaliser et la symbolique est puissante. Par contre, les erreurs d’exécution de ce numéro de même que le hula hoop et la jonglerie nous laissent croire qu’ils ont besoin de plus de pratique pour maîtriser le niveau de difficulté technique exigé.

Finalement, le numéro de cadre russe se démarque par le mariage d’acrobaties aériennes et de figures de main à main. On exploite rarement l’espace au-dessus du porteur, ce que fait admirablement bien Louis Joyal, s’appuyant sur les épaules, le dos ou les mains de Samuel Renaud pour débuter la prouesse, qui se poursuit dans les airs. Ses passages entre les deux plateformes deviennent aussi prétexte à faire du main à main avec son partenaire. C’est d’ailleurs ce numéro qui clôt le spectacle, suivi d’un court épilogue.

La scénographie d’Ana Capelluto est belle et efficace; avec ses chaises et ses chariots à bagages qui constituent les éléments de décors principaux, malléables et interchangeables. L’utilisation de la mèche et de tissus aux couleurs pastel ou délavés de Camille Thibault-Bédard, met en valeur les corps des acrobates féminines, et on reste très près des vêtements du quotidien, avec t-shirts et pantalons pour plusieurs garçons. À l’exception de quelques morceaux plus éclatants (le peignoir de Maude Parent par exemple) l’ensemble est plutôt neutre. Cette sobriété est nécessaire pour apprécier la projection, qui occupe une grande place dans le spectacle. Pris séparément, ces trois éléments scénographiques seraient ternes, mais ensemble ils forment un tout cohérent sans jamais surcharger la scène.

L’intégration du multimédia dans les spectacles de cirque est une pratique de plus en plus courante et Les 7 Doigts n’y sont pas étrangers. Un des trois segments de Vice et vertu (Samuel Tétreault, 2017) présenté à Montréal Complètement cirque, a été conçu dans le dôme de la Société des Arts Technologiques de Montréal, un environnement immersif audio et vidéo 360°. Finement réalisée, la projection dans Passagers est intéressante pour les transitions, où l’on se retrouve dans un tunnel de métro ou des gares abandonnées, mais trop souvent on sent qu’elle sert à appuyer le propos.

Son apport rehausse cependant le numéro de mât chinois. Conor Wild marche sur le mât, d’abord à l’horizontal, donnant l’illusion qu’il marche sur la voie ferrée projetée à l’arrière. Il ne s’accroche au mât chinois que lorsque celui-ci est à un bon 45° et il se retrouve alors suspendu à un poteau électrique dans un champ. Grâce à la projection, on le suit en haut du mât dans le ciel nuageux, ou au niveau du sol, selon les figures qu’il exécute. Le travail avec l’ombre de l’acrobate contribue également à l’effet visuel, chose que l’on remarque aussi avec la discipline du cadre russe. Aurait-il été intéressant d’utiliser la projection pour augmenter l’effet de mouvement du train et de perte d’équilibre dans Sleeping Car, plutôt que de voir Brin Schoellkopf dormir durant huit minutes? Comment utiliser le multimédia pour créer une cohésion entre la performance et l’environnement? On sent un début de réponse avec cette proposition artistique et le concept gagnerait à être approfondi.

L’une des forces de la compagnie est de rassembler des spectateurs d’horizons différents sous le même toit, animés par le puissant désir de rêver. À défaut de partager des réalités communes, nous avons la permission, le temps d’un spectacle, de nous rejoindre dans un réel fabriqué, et de suivre la voie tracée par la metteure en scène Shana Carroll. Le douloureux ordinaire du quotidien s’en trouve magnifié.

Difficile d’ignorer le contexte social et politique actuel lorsqu’on voit Passagers, et de ne pas juxtaposer ce voyage lyrique à la dure réalité de la migration en 2018. Nous sommes passagers vers où, vers quoi au juste? Vers l’exil? Vers une vie meilleure? On ne prêtera pas ici de fausses intentions aux 7 Doigts, d’aborder ou non un enjeu planétaire complexe et polarisant. Mais utiliser le train comme lieu de passage et de transition apporte naturellement ces réflexions.

Le cirque a cette fâcheuse tendance à nous émouvoir, nous émerveiller et nous faire réfléchir. Alors on réfléchit. Pourquoi cet appel au voyage? Pourquoi avoir besoin de se glisser dans la peau de ces personnages éphémères? Pourquoi ce besoin de briser l’anonymat et de se raconter? Pourquoi créer un nouveau spectacle?

Parce qu’on a encore besoin de voir des femmes fortes comme Freyja Wild, solide comme porteuse de colonnes à trois. Pour voir la force du groupe à l’oeuvre. Pour la solidarité. Parce que la beauté et la tragédie trouvent sens dans leur cohabitation. Parce que peu importe les épreuves qui nous tirent vers l’arrière ou les attaches qui nous tiennent immobiles, il faut continuer d’avancer.

Fascinés par la condition humaine, Les 7 Doigts créent pour célébrer notre monde, notre temps et notre humanité. Une fois de plus, ils braquent les projecteurs sur des marginaux, des hommes et des femmes anonymes qui portent en eux leurs drames et leurs espoirs. Elle se trouve peut-être là, finalement, l’essence de Passagers. Dans cette nécessité d’aller de l’avant.

Sur le même théme: The 7 Fingers Opens Creation & Production Center– Not Business As Usual375 Celebration Brings Big Circus: 7 Fingers Explores Montréal’s History.

Crédit photo : Andrew Miller
Maxime D-Pomerleau
Actress, Dancer, Journalist -Canada
Maxime is a Montreal-based actress and contemporary dancer, working with the inclusive dance company Corpuscule Danse since 2014. She worked with artists in Canada, France and Germany. She performed in shorts films, TV series, and will be playing in Montreal theatrical institution Centre du Théâtre d'Aujourd'hui in March 2019. Freelance journalist since 2007, Maxime is (sometimes) a radio host, TV columnist, and blogger, covering the independent music scene, French comedy scene, and circus arts. She's an advocate to access to culture for all.  

Maxime est une actrice et danseuse contemporaine travaillant à Montréal. Elle est interprète pour la compagnie de danse inclusive Corpuscule Danse depuis 2014. Elle a travaillé avec des artistes au Canada, en France et en Allemagne. Elle a joué dans des courts métrages, des séries télévisées et se produira au Centre du Théâtre d'Aujourd'hui, institution théâtrale montréalaise, en mars 2019. Journaliste depuis 2007, Maxime est (parfois) animatrice de radio, chroniqueuse télé, blogueuse, et couvre la scène musicale indépendante, l'humour et les arts du cirque. Elle milite pour un accès à la culture pour tous.
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Maxime is a Montreal-based actress and contemporary dancer, working with the inclusive dance company Corpuscule Danse since 2014. She worked with artists in Canada, France and Germany. She performed in shorts films, TV series, and will be playing in Montreal theatrical institution Centre du Théâtre d'Aujourd'hui in March 2019. Freelance journalist since 2007, Maxime is (sometimes) a radio host, TV columnist, and blogger, covering the independent music scene, French comedy scene, and circus arts. She's an advocate to access to culture for all.   Maxime est une actrice et danseuse contemporaine travaillant à Montréal. Elle est interprète pour la compagnie de danse inclusive Corpuscule Danse depuis 2014. Elle a travaillé avec des artistes au Canada, en France et en Allemagne. Elle a joué dans des courts métrages, des séries télévisées et se produira au Centre du Théâtre d'Aujourd'hui, institution théâtrale montréalaise, en mars 2019. Journaliste depuis 2007, Maxime est (parfois) animatrice de radio, chroniqueuse télé, blogueuse, et couvre la scène musicale indépendante, l'humour et les arts du cirque. Elle milite pour un accès à la culture pour tous.